« Le livre écorné de ma vie » de Lucius Shepard – Plongée dans les eaux troubles du Mékong

Le livre écorné de ma vie est une novella de l’écrivain américain Lucius Shepard. Sortie en 2009, elle a été traduite en 2021 au sein de l’inénarrable collection Une heure lumière du Belial.

Je suis le commandant Shepard, et cet auteur est mon préféré de la Citadelle

Personnellement, je n’avais jamais entendu parler de Lucius Shepard. C’est un auteur apparemment très reconnu outre-atlantique, avec de multiples prix prestigieux à son palmarès (Hugo, Nebula, Locus, World Fantasy Award). Surtout, la vie du bonhomme a été marquée par de multiples voyages à travers le monde. Vietnam, Egypte, Honduras, Allemagne… Lucius Shepard a crapahuté partout et exercé une palanquée de métiers. Vous allez voir que cette expérience de globe trotter est importante à considérer pour aborder Le livre écorné de ma vie. On se situe entre le récit d’aventure et le fantastique, au sens où l’on ne peut déterminer avec certitude si les phénomènes observés relèvent du surnaturel ou de l’illusion des personnages.

Résumé de l’intrigue

Thomas Cradle est un auteur de science-fiction à succès. Sa vie est confortable, mais il s’ennuie. Tout commence lorsqu’il découvre en surfant sur Amazon un roman écrit par un écrivain portant exactement le même nom que lui. Cradle n’a pourtant jamais entendu parler d’un auteur homonyme. Pire, il semble que le style du roman donne dans l’horreur et le fantastique, genres de prédilection de Thomas Cradle ! Cet homonyme partage en plus les mêmes date et ville de naissance… Piqué par la curiosité, notre héros commande le mystérieux roman et le reçoit quelques jours plus tard. La lecture s’avère encore plus troublante : il y reconnaît le style d’écriture torturé de ses débuts dans la littérature, dénué du formatage imposé par son éditeur par la suite. L’histoire elle-même parle d’un certain T.C. qui entreprend un voyage en bateau sur les rives du Mékong. Sa direction est la Forêt de thé, une zone obscure située quelque part en aval du fleuve, car il y est poussé par une attraction inexplicable. Son voyage se mue rapidement en une descente vers la folie, faite d’hallucinations maléfiques, de perversions sexuelles, voire de pure violence. Mais le récit se termine sans que l’on sache ce qu’est exactement la Forêt de thé.

Fasciné autant que troublé par ce roman écorné, Thomas Cradle décide de partir pour le Cambodge sur les traces de cet alter ego impossible et de cette mystérieuse Forêt de thé…

Un long fleuve pas si tranquille

Le fleuve agit comme une puissante métaphore afin d’exprimer le bad trip. On a forcément en tête le Styx, le fameux cours d’eau de la mythologie grecque qu’il faut emprunter pour passer aux enfers. Dans le cinéma, on peut évoquer Apocalypse Now de Coppola ou encore l’extraordinaire Aguirre la colère de dieu de Herzog, dans lequel on suit un conquistador remonter un fleuve pour trouver l’Eldorado. Une quête aussi vaine que vaniteuse qui se termine dans la mort et la folie. Le fleuve, c’est l’errance dangereuse sur un élément (l’eau) que l’on maîtrise mal. C’est le risque de dériver vers une destination que l’on a pas choisi. Le fleuve est également quelque chose de linéaire, sur lequel le voyage peut vite tourner à la monotonie et plonger dans la torpeur.

Les potentialités narratives du fleuve sont ainsi mise à profit par Lucius Shepard dans sa novella : le Mékong et ses affluents sont le théâtre des délires fiévreux de Cradle, pour qui la réalité se trouble et se superpose avec d’autres univers. Le héros en vient également à consommer de l’opium, fournie par sa compagnonne de voyage Lucy, qu’il utilise comme objet sexuel. Les visions monstrueuses générées par la drogue participent au délire malsain de Cradle, et ne sont pas sans rappeler Lovecraft. Outre cette confusion des sens, le comportement de Cradle devient de plus en plus détestable (égoïsme, manipulations, sexisme), même s’il ne plonge pas aussi loin que d’autres personnages bien particuliers…

Klaus , conquistador complètement zinzin et mégalomane, est ici en difficulté avec une sorte de ouistiti.

Pour rendre compte de ces délires malsains, Lucius Shepard écrit de façon remarquable. Il faut saluer ici l’excellent travail de traduction de Jean-Daniel Brèque. Les phrases sont longues, sinueuses, obsessionnelles. L’auteur recèle une rage en lui et met toutes ses tripes dans son texte. Ses descriptions urbaines (dans les différentes villes-étapes de l’aventure de Cradle) fourmillent de vie et de détails. Shepard connaît bien l’Asie du sud-est du fait de ses voyages et ça se sent. Il a l’art d’extirper l’improbable qui se cache dans de simples scènes de rue, pour le tordre en poésie crade et punk. On a vraiment l’impression d’y être, de perdre les pédales avec le personnage principal.

Le ton est également à charge sur certains sujets. J’ai vu dans ce récit d’aventure une critique ironique des touristes occidentaux en recherche d’exotisme et de sensations fortes, mais qui au final s’enferment dans des hôtels haut de gamme sans chercher à véritablement découvrir le pays dans lequel ils voyagent. Le personnage de Riel est l’incarnation de ce phénomène. Le début de la novella comprend par ailleurs un coup de gueule jubilatoire (bien qu’exagéré) contre le milieu de la blogosphère des critiques en SFFF, c’est assez singulier pour le souligner.

Au rang des défauts, j’aurais apprécié que le voyage dure plus longtemps tellement l’aventure proposée est savoureuse et déroutante. Par ailleurs, les révélations finales ne sont pas renversantes. Rien de grave cependant, c’est le périple qui compte bien plus que sa destination. On tient au final une très bonne novella de fantastique qui se distingue par son écriture viscérale. A placer dans le haut du panier de la collection Une heure lumière !

Autres critiques sur la blogosphère : Just A Word, L’épaule d’Orion, Quoi de neuf sur ma pile ?, Au pays des caves trolls

2 réflexions sur « « Le livre écorné de ma vie » de Lucius Shepard – Plongée dans les eaux troubles du Mékong »

  1. « Personnellement, je n’avais jamais entendu parler de Lucius Shepard » : après une telle réussite sur un texte qui n’est pas le plus abordable de Shepard – mais y’a-t-il un texte qui ne soit pas particulier chez Shepard ? – tu es mûr pour poursuivre la découverte de l’oeuvre de l’auteur, dont l’écriture est toujours puissante. As-tu déjà entendu parler du Dragon Griaule (notre maître à tous) ? 🐲

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    1. Merci beaucoup pour ton commentaire ! Vu que je ne connaissais pas Lucius Shepard je n’avais pas non plus entendu parler du Dragon Griaule mais je suis allé voir de quoi il en retourne et ça a l’air démentiel !

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