Le Prophète et le Vizir

Court recueil composé d’une novella et d’une nouvelle, Le Prophète et le Vizir est l’un des cinq ouvrages écrits par le couple de romanciers (et cinéastes) Ada et Yves Rémy. Ces deux écrits sont liés l’un à l’autre et se font suite. Le tout formant un conte oriental historique teinté de fantastique que j’ai lu avec grand plaisir.

L’Ensemenceur

« En ces temps-là, Allah, le Bienfaiteur miséricordieux, accordait à ceux que la nature avait accablé d’infirmités et dont les facultés semblaient avoir été plus ou moins ébréchées le plus subtil des dons, celui de la voyance »

L’émir Nour al-Din Malek de Al-Hassa (la plus grande oasis du monde, en Arabie Saoudite actuelle) craignant une offensive yéménite sur ses terres, devient obsédé par le futur.
Il se met donc à rassembler dans son palais ces malheureux infirmes dans le but d’exploiter leur don de voyance, mais se trouve fort désappointé de ne recevoir que des prévisions d’avenir futiles et sur le très court terme…
Jusqu’au jour où ses soldats lui amènent le pêcheur de perle bahreïni dont une des main possède six doigts, Kemal bin Taïmour. Au contact des autres âmes touchées par Allah réunies au palais de l’émir, Kemal, qui n’avait jusqu’alors pour don que celui de prévoir si une huître recelait une perle ou non avant même de la repêcher, va voir son talent divinatoire décuplé. En effet, il va désormais être de capable de voir l’avenir des lieux où il se trouve…. six siècles dans le futur ! Un peu trop pour les besoins de l’émir !
De là Kemal va voyager par delà les frontières et les mers du Moyen-Orient; de l’Europe et du Maghreb. Il rencontrera dans ses pérégrinations divers peuples, souverains, personnages illustres et à chaque fois, frappé par des visions de futurs lointains il se posera les mêmes questions. Doit il prévenir ses contemporains de la survenance si lointaine d’évènements (heureux ou catastrophiques) ? Lorsqu’il le fait, comment s’assurer que l’on veuille bien accorder un quelconque crédit à ses dires? Difficulté supplémentaire : transmettre de générations en générations la conduite à adopter pour faire advenir ou empêcher ses prophéties.

Un premier point fort du récit des Rémy : une recherche de justesse historique poussée. C’est à un véritable voyage que le lecteur est convié. De la peste noire à Marseille de 1720 (cf les superbes toiles présentes au musée des beaux arts de la ville que je vous encourage à aller voir si vous visitez ou habitez la citée phocéenne), à l’éruption de l’Etna de 1669, en passant par l’insurrection de Masaniello contre le pouvoir aragonais à Naples de 1647, ou encore Michel-Ange peignant la voûte de la Chapelle Sixtine (1512), nous sommes littéralement transportés. Les rencontres de Kemal avec ses contemporains Ibn Battuta l’explorateur et Ibn Khaldun l’historien sont également savoureuses. J’ai fortement apprécié cette balade historique.

L’avenir est il écrit par avance ? Kemal voit il un futur immuable ? ou bien sa prescience ne lui laisse-t-elle entrevoir qu’un des nombreux chemins que ses contemporains et leurs descendants peuvent choisir d’emprunter ? Un questionnement classique de la littérature (surtout dans l’imaginaire) et de la philosophie renforçant l’aspect conte philosophique mais manquant sans doute quelque peu d’originalité…
En question également : la foi, les religions. Le petit prophète à six doigts s’en remet et s’adresse très régulièrement à son dieu, qu’il sait universel, même si il est nommé différemment d’un peuple à l’autre…

La langue des Rémy est très recherchée et l’écriture poétique. Cela sied parfaitement à un récit de type « conte oriental ».

Les huit enfants du vizir Farès Ibn Meïmoun

Le vizir mérinide Ibn Meïmoun conquière la ville de Tunis et y impose sa dure loi depuis peu, lorsque lui est faite une prophétie qui annonce, en représailles de ses péchés, la mort de ses huit enfants avant la dix-huitième lune de son règne. S’engage dès lors une lutte entre le vizir et la destinée…

« Le drame est posé. On connait les deux adversaires. Le Destin qui entend qu’une prophétie soit une loi et que force lui soit donnée, et un vizir coupable de bien des ignominies mais décidé à tout entreprendre pour sauver ses enfants »

Cette nouvelle m’a beaucoup moins intéressé sur le fond. L’intérêt principal est de forme. En effet, la lutte du vizir pour sauver ses enfants est mise en scène à la manière d’une grande pièce de théâtre. Le style et le registre sont toujours ceux du conte, mais nombreuses sont les comparaisons narratives avec une pièce, un drame qui se jouerait devant nos yeux, un duel sur le plateau de jeu (le joueur d’échecs en moi jubile) que seul le joueur le plus habile sera à même de remporter.

En bref

  • Une écriture recherchée et très plaisante.
  • Un aspect philosophique et moral qui donne une allure de contes aux deux récits. Mais la frontière entre cliché et hommage est fine, et c’est la subjectivité de chaque lecteur qui fera tomber la balle d’un côté ou de l’autre du filet.
  • La recherche historique des auteurs et le fort intérêt qu’elle suscite.
  • Le lecteur est littéralement transporté (et c’est ce qu’un lecteur de littérature de l’imaginaire désire le plus, non ?)
  • Inégalité des deux récits selon moi. (l’aventure de Kemal est très engageante, celle du vizir beaucoup moins).

Le Prophète et le Vizir, Yves et Ada Rémy, Pocket (2022) , 176 pages, 6.50 euros


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Auteur : Kwalys

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